En avril 2021, nous célébrons notre 13e mois de pandémie de COVID-19. Certains le prennent mieux que d’autres. Une certaine fatigue s’installe malgré tout le positivisme auquel tout un chacun doit s’accrocher, à un moment ou à un autre. Nous voyons la vie sous un autre spectre.
C’est un ami mexicain, originaire de la grande ville de Mexico, que j’ai rencontré en 2013 à Montréal, juste avant qu’il ne déménage à Scarborough, qui a bien voulu participer à notre travail ethnographique. En faisant le lien entre sa lecture préférée, 100 ans de solitudes, et l’effet d’isolement de la pandémie, nous avons recadré la narrativité en exploitant ce que nous comprenons à la notion de « réalisme magique » de l’avant-garde latino-américaine. Notre participant devient, sous notre plume, un antihéros pour qui les épreuves de la vie ont forgé une forteresse de solitude, un outil qui est bien utile aujourd’hui pour passer au travers de la pandémie. Somme toute, la liberté est intérieure.
« Me basta con estar seguro de que tú y yo existimos en este momento »
Learning to fly
Ma mère a toujours dit que j’avais eu une naissance difficile parce que j’avais une condition médicale connue sous le nom de circulaire du cordon ombilical. C’est considéré comme un grand risque parce que ça peut asphyxier l’enfant naissant. Donc, ma mère me raconte depuis toujours que je suis né avec une circulaire du cordon ombilical. C’est comme la partie inhabituelle de l’histoire de ma naissance.
Mis mamás
Je n’ai pas de premier souvenir comme une image fixe. C’est plutôt comme un paquet d’images. Elles viennent surtout quand il y a une odeur. Je suis très olfactif. S’il y a une odeur familière, ça me rappelle quelque chose et cela se répète plusieurs fois.
Donc, il n’y a pas d’image qui dit que c’est la première image dont je me souviens. Ça réfère toujours quelque chose de nouveau. Peut-être que mon souvenir le plus marquant est celui de ma grand-mère, et ce doit être lorsque j’avais quatre ans.
Je n’ai pas eu beaucoup de moments à me souvenir. Je n’ai pas eu beaucoup de temps avec ma grand-mère parce qu’elle est morte quand j’avais neuf ans. C’est difficile de me souvenir d’elle. Elle est tombée malade plusieurs années avant de mourir. Ce n’était pas la grand-mère traditionnelle. Finalement, je n’ai rencontré ma grand-mère que dans les dernières années de sa vie. Je ne peux pas avoir beaucoup de souvenirs parce que j’étais un enfant, un bébé presque. Mes souvenirs sont très doux, mais ma mémoire active est malheureusement difficile à atteindre. Il est difficile d’en avoir un souvenir plus agréable. La mort de ma grand-mère a été le moment le plus difficile de mon enfance.
Mis papás
La mère de ma grand-mère, mon arrière-grand-mère, était d’origine espagnole. Elle a immigré au Mexique. Je me souviens d’un arbre généalogique qui montre l’histoire de la famille et elle venait d’Espagne. Du côté de mon père, je ne sais pas. Je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec mon père.
Je ne connais pas l’origine ethnique de mon côté paternel. La seule chose que je sais est que j’ai le même nom que mon grand-père. C’est le seul lien de parenté que j’ai. Mon grand-père est mort il y a de nombreuses années. Je n’ai donc pas d’histoire d’ancêtres, sauf pour le nom de mon grand-père. Je n’ai jamais eu de contact avec mon père. Je ne l’ai jamais vu. Le seul élément de famille direct que j’ai est ma mère.
Ma mère vit dans sa propre maison, entourée de sa famille.
J’ai passé beaucoup de temps avec elle. Évidemment, être un parent monoparental a ses avantages et ses inconvénients. Ma mère a dû beaucoup travailler pour subvenir à nos besoins. J’ai quand même passé beaucoup de temps avec elle. Je ne pense pas que sa présence m’ait manqué.
Ma mère est très stricte sur la culture religieuse. En même temps, elle est très ouverte. C’est une personne âgée maintenant. On peut remarquer chez ses parents, à un moment donné, une certaine dégénérescence de la discipline, et c’est évidemment le cas de ma mère. Elle est très ouverte au changement malgré son âge et c’est une bonne chose. C’est facile d’avoir une bonne relation avec ma mère.
Le moteur de ma motivation quand j’étais enfant venait de l’intérieur et non pas d’une influence extérieure. Malheureusement, ma mère ne m’a jamais poussé, ne m’a jamais fait faire des choses bizarres comme apprendre une langue ou pratiquer un sport. Elle ne m’a jamais motivé à faire ce genre de choses. Je ne sais pas si la motivation est inculquée ou apprise, ou si on naît avec cette motivation. Elle a toujours été pour moi strictement personnelle, et elle m’a accompagnée toute ma vie.
Pour dire la vérité, je ne me souviens pas si j’aimais l’école au début. Je ne sais vraiment pas. J’ai une bonne relation avec mes cousins, mais il y a deux générations avec lesquelles je n’ai aucune relation. Ce n’est pas parce que je ne m’entends pas avec eux, mais plutôt parce que j’ai passé tellement de temps en dehors du cercle, en dehors de ce cercle familial, qu’il y a beaucoup d’enfants que je n’ai pas vues naître. Plus simplement, je m’entends bien avec les cousins de ma génération que je connais. Avec tout le monde, je m’entends bien. Je n’ai pas de problème.
J’ai dû cependant apprendre à reconnaître mes limites. Apprendre dans quelle discussion je peux me permettre d’exprimer mes opinions. Je ne peux pas dire tout ce que je veux. Je ne peux pas partager tellement mes questionnements ou mes intérêts avec quiconque, parce que, parfois, ce sont des points qui ne sont pas compatibles avec les valeurs de la famille.
La religion a toujours été très importante pour la famille. Pas pour « ma famille », mais pour « la famille. » Je n’ai pas l’impression d’appartenir à une famille. C’est pourquoi j’ai toujours dit « la » famille, pas « ma » famille. La question religieuse est toujours très enracinée partout dans la famille.
Être l’enfant unique et sérieux, parfois, vous rend un peu égoïste, inconsciemment. Et un peu antisocial aussi. Quand on vit dans un cercle très fermé, qui est son propre monde, sa propre vie, il est difficile de pouvoir devenir un peu plus social, et d’être un peu plus ouvert à ce qui est normalement une famille. L’enfant unique a d’autres façons de penser aussi, d’autres questions, des questions auxquelles il est difficile de répondre. J’ai déjà posé beaucoup de questions, mais maintenant je crois que si on plus en pose, parfois, moins les gens aiment répondre. Cela fait partie d’une de mes grandes déceptions.
Cuestión de feeling
D’aussi loin que je me souvienne, je devais avoir sept ans et déjà, je savais que je ne serais jamais aimé à cause de ma différence. Mais au moins, j’avais un regard critique sur la question, ce qui est assez rare pour les gens de mon époque. Je ne pourrais pas dire si c’est normal, mais à sept ans, je pouvais comprendre que la sexualité n’est pas la même pour tout le monde.
L’un de mes premiers souvenirs remonte à cette époque. J’avais développé une certaine attirance pour un professeur. Je n’arrive pas à m’expliquer qu’un enfant de sept ans peut comprendre ça. Ça a été la partie la plus difficile de mon adolescence. Le Mexique est un pays trop religieux. Il n’accepte pas le changement.
Il n’est pas ouvert. C’était une époque très difficile, surtout en ce qui concerne la question de la sexualité, mais en même temps, il s’agissait de poser des questions, et d’être capable de m’ouvrir à différentes discussions. J’ai été capable de m’en sortir. J’ai été capable d’y faire face, et je n’ai pas eu de séquelles dans ma vie d’adulte à cause de ça. Je crois que c’est parce que je me suis posé beaucoup de questions. Les réponses venaient d’elles-mêmes, par l’analyse des choses.
Cogito, ergo sum
Je n’ai jamais fait partie d’un groupe. Ma mère m’a envoyé chez les scouts quand j’étais petit, mais je n’aimais pas ça. Pour dire la vérité, une des constantes de ma vie est que je n’ai jamais aimé faire partie d’une organisation.
C’est comme si j’aimais être seul. La solitude à l’état pur. J’aimais aussi être en compagnie de gens, mais bien que cela semble un peu étrange, j’aimais être seul. J’ai dû apprendre à être seul, mais oui, j’aime bien la solitude. J’ai toujours cherché de la compagnie, mais ça c’est une autre histoire.
À la mort de ma grand-mère, je me rappelle bien avoir passé un long moment en solitaire. Ma mère travaillait beaucoup, donc, oui — la plupart du temps — j’étais seul.
C’était probablement la pire époque. La pression ressentie par le fait d’être différent, d’avoir à faire des choix différents ou d’aimer des choses différentes de celles qui étaient permises.
Je ne pense malheureusement pas avoir de souvenir de ce qui a été le meilleur moment de mon adolescence. Je pense que mon adolescence a été une période difficile. L’adolescence est tellement importante. La métamorphose organique de mon corps a été difficile, mais ce n’est pas l’étape la plus difficile. Lorsque vous vous rendez compte de ces changements, et que vous réalisez que vous n’êtes pas exactement aligné sur le même type reconnu par la norme que tout le monde a établie, là est la partie la plus difficile.
Je n’aime pas être dans la communauté. Je n’aime pas appartenir à une communauté, m’identifier comme faisant partie d’une communauté. C’est juste moi. Je ne me sens ni hispanophone, ni espagnol, ni français, ni anglais. Je ne suis pas non plus canadien. C’est pour ça que lorsqu’on m’appelle le Mexicain, ça me dérange au fond. Je ne suis pas mexicain. Ce n’est pas parce que je ne ressens pas de connexion nationaliste, c’est parce que je veux ne faire partie d’aucune communauté. C’est juste moi. Je suis juste comme je pense.
Nosce te ipsum
Je ne voulais pas seulement sortir de la maison, je voulais sortir de tout. Il ne s’agissait pas de quitter une maison, mais de quitter une culture, un scénario, une façon de penser, un pays. La vérité, c’est que pour moi, quitter tout cela était un grand défi. Et un défi que j’ai adoré, et que je ne regrette pas. Je pense que c’était quelque chose que j’ai toujours voulu, et que ç’a été quelque chose de très bon pour moi.
Il n’y a pas une personne en particulier qui m’a influencé. S’il y en a une, il s’agit de ma mère. Beaucoup de gens m’ont aidé à apprendre. Je pense que c’est ça l’apprentissage. C’était surtout de l’apprentissage qui importait. Je rêvais de liberté, et je l’ai acquise par la force de la connaissance.
Programme Passion/Travail
Avoir un travail ordinaire me fatigue. Avoir un travail ennuyeux enlève tout intérêt. J’occupe en fait deux emplois différents. Ç’a été un très grand défi, et ce l’est encore, depuis les dix dernières années. La partie que j’aime dans mon travail c’est parce qu’il y a toujours un défi qui se présente. Je pense qu’avoir un défi dans mon travail est quelque chose d’important. Il doit y avoir un défi.
Les deux emplois que j’occupe maintenant représentent un défi très important. Je suis le seul hispanophone à travailler pour un magazine francophone. Il n’y a aucun hispanophone qui travaille depuis plus de 10 ans pour un éditeur de langue française au Canada. C’est un défi, et ça continue à être un défi parce que les médias journalistiques comme les magazines ou les sites internet sont fermés, mais surtout, ce sont des médias très régionaux, et puis la culture québécoise est très fermée.
En ce sens que, si vous ne parlez pas français, si votre langue n’est pas le français, il est difficile de pénétrer dans ce domaine. Malheureusement, il est question des immigrants qui arrivent et qui ne parlent pas la langue et les éditeurs français du Québec voient cela comme la destruction de leur culture.
Je pense que je m’y suis parfaitement bien adapté. La langue m’a permis de contracter des emplois et d’arriver là où je suis. Cela n’a pas été facile. Je me considère comme une personne chanceuse d’être arrivée au bon moment, au bon endroit, et continuer à m’investir dans une carrière qui me passionne.
C’est ainsi que ma situation en journalisme s’est installée dans ma vie. Il est aussi question du travail en tant qu’agent de bord, pour une compagnie aérienne, mais depuis un an, c’est une autre histoire. Je considère que j’occupe des emplois qui sortent de l’ordinaire et que plusieurs immigrants n’ont pas rencontré les mêmes opportunités. C’est une chose qui me remplit de fierté.
Une spiritualité alternative
Il y a une personne qui m’a influencé. Ce n’est pas une influence, mais un souvenir. Une personne qui a répondu à beaucoup de mes questions, non pas de manière religieuse, mais disons, de manière astrologique, à savoir la question de l’âme. Cette personne m’a toujours dit que j’avais une vieille âme.
Je crois vraiment que la différence la plus flagrante entre l’adolescence et l’âge adulte a été le fait de n’avoir pas ma mère à mes côtés. C’était la chose la plus cruciale : être capable de survivre. Ce fardeau devait être sur mes épaules, et non sur celles de ma mère. Être un adulte est quelque chose que j’ai choisi, non quelque chose qui m’est arrivé au hasard dans la vie. Je l’ai choisi, mais je pense que cela venait d’une longue période préparatoire, de l’adolescence, pendant laquelle je croyais fermement que j’étais une personne suffisamment capable, et déjà adulte. Malheureusement, à cet âge-là, il était difficile d’être capable de faire des choses d’adulte.
Depuis un très jeune âge, j’ai cru que je pouvais déjà être un adulte. C’est pourquoi l’adolescence a peut-être été une courte période pour moi. Je vais bientôt avoir 43 ans.
Mettre ma vie en parenthèses
Dernièrement, une parenthèse s’est ouverte sur nos vies. Dans le monde entier, la pandémie de COVID-19 s’est installée. Beaucoup de choses ont malheureusement changé pour tout le monde. Maintenant, depuis un an, ma vie est un peu en pause. C’est difficile, mais j’ai toujours ma liberté. Je continue à faire ce que j’aime.
Changer de pays, je pense que c’est la plus grande réussite de ma vie. Non seulement j’ai changé de pays, mais j’ai été capable de m’y adapter. Je pense que la persévérance est la chose très importante parce qu’on peut toujours partir, mais après quelques années difficiles, l’adversité nous mène souvent à abandonner nos projets et à revenir au point de départ. C’est la plus grande réalisation dans ma vie. Partir et grandir.